La coutume japonaise des
écoles martiales était de transmettre du sens, mais à la façon
traditionnelle, initiatique, c’est-à-dire en offrant du sens, mais
du sens masqué, difficile d’accès, l’obstacle à la compréhension
immédiate (et donc peu utile, voire suspecte) naissant de la sobriété,
de l’hermétisme de la formule. Ainsi, l’aphorisme devient aussi exercice
et accompagne le pratiquant pendant son long apprentissage. La formule
n’ayant pas de sens affirmé, le travail consiste à méditer sur elle et à
s’enrichir
de cette méditation. Le sens que nous y trouvons alors est souvent celui
dont nous avons besoin pour avancer…
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Shin-Gi-Tai fait
partie de ces formules traditionnelles, héritées de la Chine, que nous a
offert le Japon des maîtres et des guerriers.
On est confronté à cet aphorisme en évoluant dans les grades, puisque
l’on nous explique généralement que celui-ci –le grade– est la
symbolisation d’une triple évolution, celle du corps, de la technique, et
de l’esprit. À priori, rien de vraiment surprenant pour un esprit
d’Occident. Pourtant, on est souvent victime d’un contresens culturel au
moment de l’analyse.
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- «l’échelle vers la sagesse»...
On comprend souvent, en
effet, cette formule comme la description de trois états dissociés dans
la pratique: Tai étant le moment de la force explosive de la
jeunesse, celui de la compétition; Gi celui de la recherche
technique qui suit éventuellement cette première période, dans les katas
par exemple; Shin, enfin, une dernière étape, celle de «l’esprit»
au sens occidental, qu’il faudrait alors traduire par «sagesse» ou
«maturité» et qui représente le moment où, après la pratique soutenue des
premières années, l’homme s’intéresse à autre chose, comme un
approfondissement intérieur. Images du jeune homme (ou de la jeune
femme), engagé et combatif, de l’adulte expert et transmetteur, de
l’homme éclairé,
tourné vers des voies supérieures.
Plus prosaïquement: du compétiteur, du professeur, du responsable!
Hypothèse séduisante, et d’autant plus intéressante qu’elle est
généralisée.
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L’intérêt, sans
doute, des formulations hermétiques, est de pouvoir être comprises et
utilisées selon différents modes de pensée. En l’occurrence, c’est une
problématique très occidentale que l’on exprime ainsi.
Notre culture envisage les choses dans une logique dissociée et
linéaire: le corps d’abord, puis la technique, puis l’esprit, libéré des
deux précédents et de la matière même.
Voilà notre vision de l’évolution… Au moins, nous y avons puisé l’idée
même d’évolution, l’espoir d’une progression par la pratique.
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Néanmoins, cette
interprétation s’accorde mal avec l’étymologie de ces trois termes . Ainsi
«Tai» n’exprime pas la force brute et juvénile, mais le corps
travaillé, c’est-à-dire le corps agile, adroit, le corps qui permet
l’expression de la technique. «Gi» n’est pas la technique, mais plus
précisément la maîtrise dans la pratique. Et «Shin» n’est pas la
sérénité finale, la sagesse suprême, mais l’esprit de combat, la motivation
juste, la volonté d’avancer! D’ailleurs ce dernier terme vient en premier
dans la calligraphie, ce qui paraît significatif…
«Shin» est
comme la première et la treizième heure du cadran. Il est ce qui vient en
premier et en dernier, pour un nouveau cycle.
L’esprit d’engagement permet le travail du corps (Tai) et celui de
la technique (Gi). Il se trouve ensuite modifié, raffermi par ce
travail du corps et de la technique.
Les experts
sportifs identifient les éléments de la performance de la même façon: le
corps travaillé est nécessaire, la technique est indispensable, et sans un
esprit fort, un athlète ne peut pas réussir.
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Mais inspirés
que nous sommes, encore une fois, par le dualisme fondamental de notre
culture et par notre tendance à la dissociation des éléments, nous ne
voyons pas toujours clairement la puissance et l’originalité
fondamentale de cette structure en triangle où rien ne s’oppose à rien
où chaque élément renforce, complète les deux autres.
Dans la
structure même du triangle, il y a sans doute quelque chose à méditer:
Image symbolique par exemple, le triangle emprunte au carré sa base,
solide, enracinée, puissante, mais, la structure triangulaire, la
position n’est pas fixée, aucun élément ne peut occuper le sommet, car
ce sommet n’est qu’une question d’angle. En faisant varier les pointes
du triangle, c’est le mouvement qui apparaît et l’image prend alors la
dynamique de la roue.
Une formule française associe la «quadrature du cercle» à
l’impossibilité. L’Orient nous offre une solution: le triangle, à la
fois stabilité, mouvement, interaction…
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En Occident, notre vision est
souvent conflictuelle, nous percevons des hiérarchies, des oppositions,
des prédominances entre ses trois éléments en fonction des âges, des
modes d’entraînement, des conceptions. Nous ne voyons pas l’unité. Nous
entraînons le corps, parfois à outrance, mais indépendamment de la
technique, nous sous-estimons l’état d’esprit nécessaire dans la
pratique — ou nous le travaillons à part, avec un spécialiste.
Derrière cette attitude, une
conception implicite: l’augmentation différenciée du «volume» des
éléments, voire d’un seul élément (souvent, le corps…) rejaillira sur
l’ensemble et suffit à augmenter l’efficacité.
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La calligraphie «Shin-Gi-Tai»,
cadeau laconique du Japon ancestral, nous suggère autre chose:
l’efficacité n’est pas dans l’accumulation de chaque élément, mais dans
l’harmonie entre eux. Il ne s’agit pas tant d’augmenter, mais de
développer ensemble, de lier les éléments dans la performance.
Le corps doit devenir apte, et cela passe par un travail technique
constant et soutenu par une volonté patiente et opiniâtre.
L’esprit, poussé vers l’avant, entraîne le travail du corps au travail,
qui s’affermit, et à l’apprentissage régulier de la technique, qui
s’affine et se complexifie.
L’apprentissage de la technique entraîne l’esprit à la patience
et à la concentration et règle le corps. Le corps, plus adroit, offre de
nouvelles possibilités de maîtrise technique et augmente la confiance et
le contrôle de soi…
Le mouvement circulaire du triangle amorcé n’a plus de limites.
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Aucun curseur indiquant le
potentiel de force et de vitesse, de tempérament ou de qualités
techniques, ne peut permettre de faire comprendre comme la métaphore «Shin-Gi-Tai»
à quel point ces éléments interagissent, s’appuient les uns sur les autres
dans la performance, comme dans la perspective d’une progression
exponentielle.
Dans la performance, le geste est
une combinaison, de force, de vitesse et de précision, mais aussi d’intelligence, de
tempérament, de sens du rythme, de maîtrise technique des interactions avec
l’autre…
Dans la progression, le
mouvement «Shin-Gi-Tai» permet d’envisager, dans une logique de totale
interdépendance, l’exploitation juste des éléments fondamentaux et des
principes naturels, psychologie, mécanique universelle, physique, et tant
d’autres, dans une élaboration subtile qui apparaît «magique» à l’oeil
profane.
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La véritable maîtrise s’installe
dans cette pertinence…C’est ainsi que les vieux maîtres, quand leurs
«curseurs» de force, d’explosivité, de précision, d’énergie mentale ont
largement diminué, continuent de parvenir à saisir l’opportunité dans la
sobriété du «ni trop, ni trop peu, ni à côté», dans la véritable
compréhension des principes, des voies et des moyens.
Qui peut décrire de quoi
est fait le mouvement parfaitement juste, l’action réussie?
Pourquoi lier la maxime «Shin-Gi-Tai» au grade de ceinture noire?
Sans doute parce qu’elle exprime symboliquement que le pratiquant a
atteint un premier stade d’apprentissage.
Le triangle est en rotation, ses trois pointes interagissant les unes avec
les autres.
À chacun de fixer alors la vitesse de cette rotation en fonction
de son exigence.
Bonheur constant de la pratique, et de la vie elle-même, l’absolu n’est jamais atteint, mais le
pratiquant –l’homme– ne court plus qu’un seul risque, arrêter le travail, arrêter le mouvement...
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Article d'E. Charlot paru
dans Karaté Officiel ,n° .
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